samedi 16 mars 2024

Gospel au Palais

 

Publié au Défi du Samedi




Cette belle journée de juillet était prometteuse ; je flânais sur l'île de la Cité dans le sillage des jupes d'été de quelques belles oisives quand un brouhaha incongru parvint à détourner mon regard aimanté vers les marches du Palais de Justice.

Des énergumènes en robes noires ornées de slogans entonnaient ce que j'identifiai comme la Marseillaise.

Au quatrième couplet – Tremblez, tyrans et vous perfides – je m'approchai des braillards et je leur suggérai l'incontournable Oh Happy Day, un chant que j'affectionne mais qui n'était visiblement pas dans leurs cordes … vocales.

« On n'est pas un groupe de Gospel » me cria un grand escogriffe au visage rubicond (en un seul mot) et il ajouta « On est des greffiers » en montrant du doigt le slogan placardé sur sa poitrine.

« Pardonnez-moi » dis-je au rubicond « vous êtes peut-être des greffiers mais vous n'êtes pas en polaire »
Le groupe avait cessé de chanter – ce qui était une bonne chose en soi – et scandait « Justice en colère. Révisez nos salaires ».

Je compris ma bévue d'autant plus qu'une tenue polaire en plein mois de juillet eut été mal seillante pour ne pas dire provocante.


La dernière fois que j'avais vu un greffier en colère remontait à l'époque où j'avais voulu changer la marque de croquettes de Nelson … mon chat.

Certains énergumènes mécontents de leur nouvelle grille des salaires s'y étaient cramponnés, tentant de l'escalader malgré l'intervention d'une brigade de queufs.

« Vous réclamez quoi au juste ? » m'enquis-je auprès d'une greffière échevelée.

« On veut une audience à la Chancellerie » me répondit-elle.

Je lui fis remarquer que la chancellerie ne chancellerait pas si facilement.


Elle semblait déterminée et me lança tel un défi « Tout n'est pas perdu »

« Comme la salle ? » répondis-je, fier de ce bon mot.

« Quel Lassalle ? Jean Lassalle ? » aboya t-elle en agitant sa chevelure flamboyante comme l'étendard sanglant de l'hymne qu'ils venaient de massacrer.

« La salle des pas perdus » bredouillai-je, déçu que ma vanne soit tombée à l'eau, bien qu'une vanne soit destinée à tomber à l'eau un jour ou l'autre.

Elle fronça les sourcils qu'elle avait permanents et charnellement bien dessinés, fit un effort pour digérer le jeu de mots avant d'éclater d'un rire cristallin … j'étais sous le charme.

Je venais de me réconcilier avec ces « gens-là », des fonctionnaires à qui je n'avais rien à reprocher mais que j'avais toujours snobés sans trop savoir pourquoi.

« Tu te joins à nous ? » quémanda t-elle en se pendant à mon bras.

Elle avait la même teinte de cheveux que la fiancée québécoise de son ministre mais je me gardai bien de lui faire remarquer cette malencontreuse coïncidence.

J'eus préféré un tête-à-tête mais je l'accompagnai jusqu'à la grille controversée qu'on entreprit d'escalader.

Elle grimpait si bien malgré sa longue robe que j'eus comme un étourdissement.



Je retrouvai mes esprits tandis que la voiture de police – sirène bloquée – qui nous convoyait promptement vers le commissariat du 1er traversa le pont Royal, ce même pont qu'emprunta le cortège funèbre de Voltaire mais pour l'heure je m'en foutais … royalement.

Si on m'avait dit qu'un jour une jolie fille rousse et fonctionnaire me caresserait le cuir chevelu d'une main manucurée, j'aurais crié au fou !

La matraque des forces de l'ordre m'avait fait pousser un œuf de pigeon du plus bel effet.

Serrés sur un banc on attendait maintenant le bon vouloir d'un certain commissaire divisionnaire.

Ledit visionnaire qui possédait un strabisme prononcé et un humour à deux balles nous colla un rappel à la loi avant de nous foutre sur le trottoir.

On entendait au loin péter des grenades et une fumée noire montait sur l'île dans le ciel d'un bleu éclatant de juillet.

«C'est quoi ton p'tit nom ? » ai-je demandé à ma rousse flamboyante.

On ne s'était même pas présentés.

« Claire » répondit-elle. Ça lui allait bien.

« Et toi ? » ajouta t-elle.

J'ai dit « Juste » sans savoir pourquoi .

« Leblanc ? » a t-elle ajouté avec ce même rire cristallin qui m'avait conquis.

On était sur la même longueur d'onde.

Elle a dit « T'en as encore beaucoup des comme ça ? »

« J'en ai plein ma chambre » osé-je.

Ça a eu l'air de lui convenir

samedi 2 mars 2024

Le maillot angora

 

Publié au Défi du Samedi sur le thème Epilation




Ce matin, chargé d'une mission comme qui dirait imprévue je débarque chez mon voisin Bernard .

« Dis donc Bernard, t'as toujours ton taille-haie ? »

« Ouais mais t'avais arraché ta haie l'an passé, alors t'en as pas besoin »

« Euh... moi non mais c'est Germaine qui m'a d'mandé de te d'mander »

« Germaine ? Quoi qu' c'est donc qu'elle veut tailler ? »

Je passe une main dans ma barbe hirsute : »Elle a trop honte depuis quelques semaines »

« Elle a honte de quoi, si c'est pas indiscret ? »


Je repasse une main dans ma barbe hirsute : « C'est pas facile à expliquer. J'sais pas si c'est le changement de régime alimentaire ou la ménopause mais ça c'est mis à pousser dru qu'on dirait les ronciers du père Martenot »

« Quels ronciers du père Martenot ? »

« Tu t'rappelles pas qu'ils avaient tellement poussé au bord de son étang des Prunelles qu'il avait dû s'équiper d'un gros engin pour défoncer tout ça ! »

« Et alors, Germaine en est rendue là ? »

Je soupire : »Tu verrais l'tableau, mon pauv' Bernard »

« Quel tableau ? »

« Et ben, t'as déjà vu l'Origine du monde... »

«Quelle origine du monde ? Tu dérailles ou t'as forcé sur la gnole ce matin ? »

Je n'ai pas le temps ni l'envie d'initier Bernard à la peinture réaliste : »Oublie Gustave Courbet, Bernard... alors tu m'le prêtes ton taille-haie ? »


« Okay mais fais gaffe, c'est du japonais ces engins-là et même si les nipons sont imberbes, c'est les champions du débroussaillage »

« On f'ra gaffe Bernard, on s'y mettra à quat' mains avec Germaine »

« C'est si touffu que ça ? »

« Si j'te dis que maintenant je distingue pas la tête de la queue »

Bernard s'étouffe (s'étouffe en un seul mot).

« La queue ? Dis-moi pas que Germaine est devenue Germain ? T'aurais pas fait ça, hein, mon salopard !»

Je m'étouffe à mon tour : »Tu n'y est pas Bernard. Je parle de Minette »

« C'est qui celle-là ? »

« C'est la chatte de Germaine, l'angora... celle qui chie dans tes platebandes et que tu vires à coups de râteau »

« Ah ! Tu m'as foutu les jetons, j'ai cru que t'avais viré ta cuti»

« Tu n'imagines pas Bernard comme l'angora c'est un drôle de turc »

« Tu veux dire un drôle de truc »

« Non, un drôle de turc. Même que ça remonterait aux Zottomans »

«J'me suis toujours méfié des turcs moi aussi, à commencer par leur café »


Bernard est un méfiant, ça fait même cinquante ans qu'il est méfiant, comme qui dirait un suspicieux, un ombrageux.

« Germaine dit que c'est l'seul chat qui utilise sa longue queue touffue pour exprimer sa joie, ses émotions, enfin tu vois... c'est du Germaine »

Bernard me lance un clin d'oeil : « Si ça c'est pas un appel du pied ...»

« Tu crois, Bernard ? On n'a pas l'esprit à la bagatelle, en attendant y va falloir tailler Minette»

Bernard cogite tout haut : «Et l'épilation ça s'rait pas moins dangereux que mon taille-haie ? »

« Figure toi qu'on s'était renseignés chez Yves Rocher »

« Rocher ? Le jeune carrier de l'entreprise de terrassement ? »

« T'es nul Bernard. J'parle de celui qui fait les maillots »

« C'est pas bête ça un maillot. Ça peut cacher le touffu, enfin tant qu'ça dépasse pas »

« Laisse tomber, Bernard. Ça coûtait un bras et en plus y font pas le maillot angora »

« Bon, alors prends mon Makita mais j'te le redis... fais gaffe aux oreilles ! »


« T'inquiète Bernard. Si c'est à cause du bruit j'mettrai un casque »

Bernard me regarde, incrédule.

J'ai l'impression par moment qu'on ne se comprend pas.





samedi 24 février 2024

You talkin' to me ?

 

Publié sur le site MilEtUne qui nous imposait la première et la dernière phrase




Mason ouvrit la porte de la voiture et se ravisa soudain, songeur, les sourcils froncés.

Avait-il bien tout fermé en quittant la maison ?

Il retraversa la rue et poussa le portail, accueilli par les féroces grondements du bulldog américain.
Il avait horreur de cette marque de chien, d'ailleurs il n'en aurait jamais pour rien au monde; songeur, il fronça les sourcils en gravissant les marches du perron.

Ce foutu chien allait alerter tout le quartier avec ses aboiements, d'ailleurs la porte s'entrebailla avant qu'il n'en saisisse la poignée.
La femme en peignoir rose et bigoudis ouvrait de grands yeux.

« Bonjour voisine» dit Mason « vous êtes venue voir Brenda ? »

Désorientée la voisine resta sans voix avant de murmurer « Mais Mason, ici c'est chez moi et Brenda est partie depuis ... »

« Où ai-je la tête » s'excusa Mason « c'est son jour d'entraide au City Harvest ! Je vous laisse mais n'oubliez pas de fermer à clef en partant »

La voisine abasourdie restait figée et comme Mason passait le portail elle bredouilla «elle est partie depuis deux ans »


Déjà Mason refermait le portail en repoussant le bulldog enragé et il fronça de nouveau les sourcils. Sa voiture n'était plus à sa place ou du moins l'avait-on remplacée par une autre, une Chevrolet !

Mason n'en croyait pas ses yeux. C'était une Caprice, le modèle 1987, celui qui le faisait baver dans les épisodes de Colombo mais celle-là était aux couleurs du New York Police Department.

Courtoisie, Professionalisme et Respect songea Mason.


En proie à une folle curiosité il s'approcha de la portière conducteur qui s'ouvrit aussitôt. Mais que foutait ici l'inspecteur Harry si loin de L.A. ?

« Tendez vos mains s'il vous plait » dit le flic solitaire.

Si Mason connaissait cette réplique par cœur il n'aurait jamais imaginé que Harry lui adresserait un jour en personne.

Il fallait qu'il raconte ça à Brenda quand elle rentrerait ; elle adorait Clint Eastwood.

Mason s'entendit répondre malgré lui « C'est à moi que tu parles ? Alors, à qui est-ce que tu parles ?»

Le flic solitaire porta la main à son arme, un lourd Smith&Wesson qui forçait le respect et répéta « Tendez vos mains s'il vous plait ».

Mason hésitait. Il tourna la tête vers la maison, la voisine en peignoir rose et bigoudis l'observait derrière une fenêtre.

Brenda n'avait pas de peignoir rose …


Avec Harry il devait pouvoir négocier et il répondit « Est-ce bien nécessaire ? »


Il va falloir ouvrir

 

Publié au Défi Du Samedi sur le thème de la dissection



« Voilà. Vous savez tout Docteur. Alors voyez-vous de quoi il s'agit ? »

Le docteur transpirait abondamment ; il fixait un point sur le mur derrière moi et dit « Je crains de devoir ouvrir »

« Euh. Ouvrir ? C'est grave à ce point ? »

Il renifla « Vous ne sentez pas déjà l'odeur ? »

Je reniflai à mon tour « Quelle odeur ? »

« C'est normal » dit-il «les gens finissent par s'habituer mais le mal progresse et si on ne fait rien ... »

Je me résignai «Ouvrir oui, mais de quelle manière? »

« Voyez-vous j'ai un confrère qui se contente d'entrouvrir mais ça ne sert à rien. Moi j'ouvre en grand afin d'y voir clair »

Je transpirais à mon tour « Et il faudrait faire ça quand ? »

« Maintenant … je vais le faire sans tarder »

Je tentai de gagner du temps « C'est que Germaine attend dans la voiture »

Il sourit «C'est l'affaire de dix minutes. Pensez-vous qu'elle aura le courage d'attendre dix minutes ? »

« Oui, Docteur mais normalement il y a une liste d'attente»

« Pourquoi attendre ? » s'étonna t-il « vous voulez aggraver la situation ? »

Je ne voulais rien aggraver du tout.

Comme il se levait de son fauteuil je cherchai sur le fouillis du bureau quelque scalpel, quelques écarteurs ou un de ces instruments de torture qui vous fait fuir à toutes jambes.

Le docteur alla droit vers la fenêtre et l'ouvrit en grand puis se tourna vers moi avec un soupir d'aise « Voilà. Il était grand temps d'aérer »

J'étais pâle comme un cadavre et je crois avoir entendu le bruit de ma chute en tombant.

samedi 10 février 2024

Saleté de poste à galène

 

Publié au Défi Du Samedi sur le thème : Balbutiement




« Qu'est ce que tu as à ronchonner mon biquet ? »

« Je ronchonne pas Germaine … je me dis juste que quand on a inventé le poste à galène pour écouter la TSF, c'était ... »

« C'est bien ce que je dis, tu ronchonnes »

« Non Germaine, je pense que quand on a inventé la téloche dans les années 30, c'était le bal... »

« C'est bien ce que je dis, tu rumines»

« Non Germaine, je rumine pas, je réfléchis juste que quand on a inventé le transistor en 47, c'était les balbu ... »

« Quand je te dis que tu radotes»

« Ça suffit Germaine ! je me dis juste que quand on a inventé internet dans les années 60, c'était les balbutiements ... »

« C'était les balbutiements de quoi mon biquet ? Les balbutiements du monde moderne, ceux d'une époque formidable, de l'avènement du fer à vapeur, du selfie et de la Star Ac, voilà tout »

« Non Germaine, je me dis que c'était les balbutiements des emmerdes ! »


samedi 25 novembre 2023

Le chat de Geppetto

 

Publié au Défi Du Samedi sur le thème du Quant-à-soi


Dans l'ombre douce de mon âme solitaire
Le quant-à-soi se tisse en filigrane d'or,
Un refuge secret où le temps se dévore,
Où les étoiles dansent, éternelles lumières.

Quant à moi, il ne me reste plus qu'à m'excuser platement – 
étant sec sur le sujet – pour avoir sous-traité l'exercice
en demandant à l'Intelligence Artificielle d'écrire un bout
de poème à ma place. Je promets solennellement d'essayer de
ne plus y avoir recours.
Quant à Elle, ma Germaine me regarde comme si j'étais Ronsard
ou Beaumarchais ! Il faudra que je lui explique que ce
ChatGPT – elle dit « chat Geppetto » – n'a rien à voir avec
un greffier d'autant que le chaton de Geppetto s'appelait
Figaro mais qu'il n'a rien à voir avec le mariage de
Beaumarchais … quant à vous, j'espère que vous me
pardonnerez cette digression.

Quant à Eux – tous ces anonymes qui enrichissent « l'intelligence »
en question, tous ces gens qui m'intriguent et m'inquiètent –
je ne sais comment les remercier, alors je leur ai demandé
de se remercier eux-mêmes, ce qu'ils ont fait ainsi :  

Félicitations, chatGPT, pour tes prouesses conversationnelles
! Ton intelligence artificielle est un véritable atout pour
les utilisateurs. Continue à éblouir avec tes réponses et
ton savoir-faire. 


samedi 4 novembre 2023

Le Normographe pour les Nuls

 

Publié au Défi Du Samedi sur le thème du normographe





Né dans les années 1900 on utilisait cet engin au nom barbare de Kurvenlineal zum Aufzeichnen von Schriftzeichen  pour tracer des lettres.

De nos jours on a simplifié le nom de l'engin en Normographe, évitant la panique dans les salles de classe lorsque le prof demandait avec un accent guttural «Afez-fous pensé à apporter fotre Kurvenlineal zum Aufzeichnen von Schriftzeichen ?»


On a également étendu son usage réservé jusqu'alors aux cours de technologie et aux arts graphiques.

On l'utilise de plus en plus pour la rédaction de lettres anonymes qui facilite grandement la délation, la balance et le mouchardage.

Ceci favorise la dénonciation anonyme de son voisin de classe qui a oublié son Kurvenlineal zum Aufzeichnen von Schriftzeichen …


En Corée du Sud il existe des écoles pour apprendre à dénoncer ses camarades. Les récompenses varient de 30 000 wons jusqu'à des millions de wons, ce qui permet d'acheter des quantités de Kurvenlineal zum Aufzeichnen von Schriftzeichen.

On n'a trouvé à ce jour aucune traduction du mot normographe en coréen, et encore moins un exemple de normographe adapté à ces caractères tarabiscottés qu'est l'alphabet coréen.


Plus récemment on a inventé Internet pour faciliter la délation et il est probable que le normographe soit bientôt rangé au rayon Antiquités à l'instar du poste à galène et du téléphone arabe.

Que les nostalgiques conservent précieusement leur normographe ; celui-ci pourrait plus tard valoir son pesant de cacaouettes.