samedi 7 juillet 2012

Les pieds nickelés



Je me souviens qu'autrefois, l'été commençait bien avant le vingt et un juin et excepté Basile et ses éternels leggings, on gardait short, sandalettes et chapia de paille jusqu'à fin septembre.
Parmi les nombreux évènements qui ponctuaient les vacances, le feu d'artifesses du quatorze  - comme disait mon frérot - la messe en latin du dimanche, les vachettes d'Intervilles et l'arrivée de la moissonneuse lieuse Mac Cormick arrivaient très loin derrière le Charottage.
Il faut dire que le Charottage était devenu une institution, l'évènement incontournable, la tradition immuable dans la famille depuis que l'oncle Hubert avait dégoté ses deux chevals - un blanc et un pie - à la grande foire de Semur-en-Auxois.

J'ai toujours eu du mal avec le cheval et davantage avec son pluriel et mon oncle ajoutait à ma confusion lorsqu'il reprenait d'un ton bourru: "On dit ch'vau quand y 'a plusieurs chevals... et charotte qu'y'ait qu'eune charotte ou plusieurs!"  
Bref, je trouvais plus facile de dire Filochard et Ribouldingue puisqu'on les avait ainsi rebaptisés dès leur arrivée à la ferme.
Il avait aussi ramené une polonaise mais ça c'est une autre histoire qui fit tant de scandale dans la famille que j'en causerai plus tard!
Donc le matin du Charottage nous trouvait debout avant les coqs, fin prêts pour une expédition qui allait durer toute la journée et nous sauver du même coup des corvées d'arrosage, de cueillette des cassis et de bien d'autres tâches ménagères.

Le harnachement des deux pieds nickelés - qui patachaient déjà -  était une affaire d'homme et tandis que l'oncle Hubert tendait courroies et croupières, on  fourbissait la charotte, assurait les ridelles, tendait la bâche et chargeait les paniers du pique-nique pour terminer par le délicat tirage au sort qui désignerait l'heureux gagnant de la place de copilote.  
Nos chamailleries se terminaient toujours par un formidable claquement de fouet qui ébranlait l'équipage et nous forçait à sauter in extremis sur l'unique banquette de bois où on allait taler nos culs tout à loisir.
 Nous allions encore en prendre plein les mirettes, les oreilles et les narines, attraper le virot et claquer des dents mais à chaque fois c'était un plaisir renouvelé et je n'aurais pas laissé ma place même pour Les aventures de Chick Bill en Arizona et en couleurs!
Vue l'heure matinale notre bruyante traversée du bourg ne passait jamais inaperçue et les paris allaient bon train pour deviner lequel des villageois hériterait du plus beau crottin devant sa porte! La mère Gautherot dont le potager faisait bien des jaloux a dû en gagner plus qu'à son tour...

Je n'ai toujours pas compris comment une oreille de cheval pouvait saisir les "Hue" et les "Dia" tant les roues cerclées faisaient un bruit d'enfer pourtant nous n'avons jamais versé au fossé, même dans les épingles serrées qui menaient  à la Combe de Lavaux. 
Les croupes des chevaux - cette fois j'aurai réussi mon pluriel - ondulantes, leur puissant fumet, le martellement changeant des sabots au gré des pavés, du sable et de la terre , les inquiétants grincements de la vieille charotte et surtout nos cris incessants ne cessaient qu'à la halte de midi et toujours dans cette même clairière que nous avions choisie pour sa fraîcheur, sa bonne odeur de pin et son frais ruisseau où l'oncle Hubert trempait son Aligoté...

Comme nous, Filoch' et Riboul' mégeaient leur pitance d'un solide appétit avant que nous emporte une sieste bien méritée qui nous menait jusqu'au tintement de quatre heures.
Le retour était plus triste, les bricoles plus lourdes et nos cris moins joyeux; le coeur lesté d'émotions diverses, on abordait la descente vertigineuse  vers le bourg, sabots de freins bloqués et mâchoires serrées (les nôtres) comme pour retenir le temps qui nous menait inexorablement vers septembre et sa rentrée scolaire.
Dans un dernier hennissement, notre attelage franchissait la cour de la ferme où nous attendait déjà le grand baquet de bois et le savon de Marseille pour un décrassage incontournable.
Une fois dételés, délestés des guides, barres de fesses et autres chaînettes les ch'vau retournaient à l'écurie et l'oncle Hubert à sa polonaise sans même passer par le baquet de bois mais ça, j'ai déjà dit que j'en causerai une autre fois. 
 
 
Publié Sur Mille Et Une Histoires
 


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