vendredi 25 janvier 2013

La nouvelle usine

  Proposé au concours de nouvelles de la région Pays de la Loire
 
 
 


“Pouvez pas faire doucement?”

Chaque matin à l'heure où le jour blanchit l'horizon, un dragon en blouse bleue déclenche les hostilités en tirant sèchement les rideaux, avec le plus grand mépris pour mes pauvres yeux douloureux.
Il n'y a bien que dans les films où de pulpeuses aide-soignantes se penchent sur vous pour vous réveiller d'un sourire enjôleur car la mienne est surtout velue et a dû être élue en son temps Miss Géline au comice d'Epineu-le-Chevreuil.
 
Dans le rectangle lumineux de ma fenêtre la silhouette monumentale de la nouvelle usine en construction se dessine à mesure que la clarté s'installe et que mes boucannes retrouvent un semblant de fonctionalité.
La dernière tranche du monstre d'acier fait la Une de tous les journaux régionaux – y compris du Joyeux Conlinois - et la fierté de mon gendre. Parlons-en de celui là!
Un blanc bec qui n'a rien trouvé de mieux que faire des études d'ingénieur à Grenoble quand dans notre famille on a tous fait une carrière – certe modeste – mais sans jamais avoir eu besoin de pousser plus loin que les Alpes mancelles! Et tout ça pour venir ici épouser ma seule fille et s'installer chez moi.
 
“Pouvez pas faire doucement?”
L'infirmière ne vaut guère mieux que mon dragon matinal et nul doute qu'elle a appris le planté de bâton aux cours du soir de l'école véto de Nantes.
Pour oublier la douleur j'ai rien trouvé de mieux que penser à mon blanc bec de gendre.
Rien ne me met plus en joie que de le taquiner et j'aime l'appeler le Lapin-Dinde-Canard rien que pour le voir s'achaler, et d'abord que serait-il sans les p'tits gars de Loué, les mille petits éleveurs, ces défenseurs du bocage, de l'élevage en liberté et des médecines douces?
Alors il faut l'entendre berdasser, rouscailler, parler d'expertise agroalimentaire, de centre de recherches en nutrition animales, de process en ligne... très vite ça vous gave et vous déclenche une de ces siestes, une mariennée à vous faire rater votre quatre heures!
 
Entre ma piquouze et le petit dej. j'ai le temps de me remettre à mes mémoires; j'ai tant de choses à dire, à expliquer pour tenter de faire comprendre aux ignares que Label Rouge n'a rien à voir avec une Ferrari!
Depuis que Jeannot, mon conscrit et co-fondateur des poulets de Loué, grand pêcheur d'écrevisses de la Vègre et fameux trousseur de jupons a rejoint le paradis des hommes et des gallinacés, je trouve que la marmite a un goût amer... un peu comme celle que me sert mon gendre chaque dernier dimanche du mois quand il m'emmène chez lui, enfin chez moi.
J'ai beau lui dire qu'on précuit toujours le chou et les carottes à la vapeur afin qu'ils restent croquants et que son Jasnières est à chier, rien n'y fait et ça a le don de m'abougrir!
 
Ah si Jeannot était encore là, il lui expliquerait tout ça par le menu, la taille délicate des légumes qui en julienne qui en lanières, celle des aiguillettes de poulet et de lapin, l'huile d'arachide et l'huile de noix, le déglaçage au Jasnières, le fond de veau et le bouquet garni, la crème fraîche... et puis non, ce blanc bec ne mérite pas ça, même pas ma fille.
Enfin si, parce qu'il m'ont tous deux donné ces trois petits poulets souriants et affecteux qui me chauffent le coeur et me donnent envie de rester ici pour un temps...
 
“Pouvez pas aller plus doucement?”
J'aime pas la douche, trop vite, trop brusque, trop chaude ou trop froide, ça dépend du dragon qui me l'administre!
Avec Jeannot, aux heures chaudes de l'été et après s'être crottés dans la boue jusqu'aux oreilles on se lavait au moulin, dans l'ieau tumultueuse au sortir de l'abée, là où le vacarme de la roue à aubes vous pète les tympans.
Ereintés à force de lutter contre le courant et la peau couleur écrevisse à la nage, on se séchait longuement au soleil sous l'oeil admiratif des filles... enfin c'est comme ça dans mon souvenir même si c'est Jeannot qu'elles lorgnaient.
Au dessus des grands bois qui couvrent les rives escarpées de la Vègre se dresse toujours la ruine de ce qui fut un château fort et que nous défendions farouchement contre d'invisibles anglais à grands coups d'épées de bois et de caillasse.
Les anciens disent que c'était surtout un repaire de brigands et ça suffisait à filer des frissons aux filles et à nous émoustiller encore plus.
Je suis bien comme cette ruine, vieillissant mais toujours debout, quoique souvent couché aussi.
 
Au loin d'infatigables grues n'en finissent pas d'assembler la nouvelle usine. Parait que ça sera fini bientôt, mon gendre qui suit ça de très près parle de 2040.
Finalement ça aura de la gueule... comme moi.
 
“Pouvez pas entrer doucement?”
La porte de la chambre s'ouvre sur mes trois petits poulets d'amour qui me sautent au cou!
Papa – je traduis mon blanc bec de gendre – vient d'avoir la promotion du siècle. On double la production et une autre usine va voir le jour.
T'entends ça, Jeannot? Les poulets brésiliens peuvent aller se rhabiller!
Forcément, de là-haut mon Jeannot t'entends tout.
 
“Pouvez pas faire doucement?”   
 

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