lundi 30 mars 2015

Mars au marteau, avril au pinceau

Les Impromptus Littéraires nous invitent à tout changer chez nous : repeindre la chambre ou le salon, refaire la cuisine, rajouter un étage, aménager les combles, voire même tourner la maison de 180 degrés pour qu'enfin la terrasse soit au sud ...



Chez nous le dernier week-end de mars a toujours été un passage critique, comme une épreuve, un tribut à payer au dieu du printemps qui est aussi - on a tendance à l'oublier - le dieu de la guerre et celui des impôts!

Aussi lorsque le commun des mortels quitte son douillet cocon pour aller jardiner, préparer plate-bandes et semis... chez nous c'est l'épreuve, le branle-bas des travaux d'intérieur.
Cette année Charlotte avait décrété que notre cuisine n'était plus fonctionnelle et qu'il fallait la réagencer, du moins me l'avait-elle fait comprendre en étalant sous mes yeux nombre de catalogues ouverts à la rubrique Cuisines.
Le message était clair - le changement c'était maintenant - un message alourdi du choc des photos et plombé du poids des mots-qui-motivent tels que Les envies qui prennent vie, Le tout près de chez vous, Parce que je le visse bien, le Fastoche ou le Castoche!
Mais chez nous il y avait un slogan plus fort que tous ceux-là: “Charlotte, y en a pas deux!”

A mon premier coup de hache dans l'aggloméré - bien qu'il n'y ait jamais eu de H dans aggloméré - j'ai senti que ça n'allait pas être du gâteau... mais dans un sens ça m'arrangeait vu l'indigestion qui m'avait dérangé la semaine passée.
Désincarcérer un lave-vaisselle encastrable trop bien encastré n'est pas la chose la plus aisée à faire.
N'étant pas l'auteur de l'encastrage j'usai de quelques mots crus pour faciliter mon travail de démolition.
Les novices ignorent l'importance des mots crus dans l'outillage indispensable à tout bricoleur du week-end, au même titre qu'un perforateur pneumatique, qu'un niveau laser ou qu'un couteau à démastiquer.
Certains outils sont à double tranchant comme le couteau à démastiquer qui - mal employé - génère automatiquement des mots crus.

Pourtant j'avais préparé le terrain, coupé l'eau, l'électricité, le gaz, quelques compresses stériles et trois fois la parole à Charlotte (ce qui est un exploit) mais ça ne venait toujours pas.
J'étais dans ce grand moment de solitude que connaissent les médecins-accoucheurs en manque de forceps...
Contre l'adversité il faut savoir rebondir en faisant preuve d'imagination: la césarienne s'imposait à moi comme une évidence.
C'est ainsi que j'ai eu l'idée géniale de démonter tout ce qui entourait le lave-vaisselle y compris deux mètres carrés de carrelage pour être tranquille.
J'estimai avoir fait le plus dur quand j'eus évacué les premières brouettes de gravats sur le trottoir.
Tout près, les oiseaux bêchaient et les voisins chantaient ou le contraire mais c'était bien.

Chez nous ça chantait différemment devant le trou béant où Charlotte retrouva - avec de charmants Hoo! et de délicieux Haa! - quelques objets perdus au milieu d'un troupeau de moutons: un couvert à salade de tante Marthe, la clef du portail, un ticket de Loto perdant et perdu ainsi que la dépouille d'un mulot que Minouchette avait dû pousser vers sa dernière demeure...
Il ne me restait plus qu'à réitérer mon exploit avec la gazinière, le frigo américain, la hotte et onze placards après quoi un bon coup de peinture signerait artistiquement la fin des travaux.
A quoi bon disserter sur ces opérations qui vidèrent rapidement la cuisine pour mieux encombrer le trottoir?
Il était temps: j'avais épuisé mon stock de mots crus de printemps et je ne voulais pas entamer mon capital de mots crus d'été réservés à la mise en eau de la piscine!

Alors parlons peinture.
La peinture c'est comme qui dirait une forme d'art - initiée il y a environ trente deux mille ans - c'est dire si elle a eu le temps de sécher, si l'homo-ça-peint est expérimenté et s'il possède le recul nécessaire - moyennant un long manche - pour exercer cet art les yeux fermés dans sa cuisine!
J'optai pour un bleu 'Magret de canard' et Charlotte pour un rose 'Cuisse de nymphe émue' et après une brève négociation on se partagea équitablement les placards y compris le onzième condamné à la bicolorité.
J'étais impressionné car Charlotte était impressionnante, le smartphone dans une main avec l'application 'la peinture pour les Nuls' et le pinceau dans l'autre main!
J'ai toujours été subjugué par ces petites bombes sophistiquées - les smartphones, pas Charlotte - et par leur robustesse en toute circonstance, même ressortis d'un pot de peinture 'Cuisse de nymphe émue'.
Le résultat dépassa toutes nos espérances, il les distançait même comme avait dû le ressentir Salvador Dali dans sa période mystique.
On se regardait. N'avions-nous pas placé la barre trop haut? un peu comme ce porte-serviettes posé de guingois sous la pendule?
Tenant l'escabeau, j'assistais Charlotte dans l'ajustement du porte-serviettes - ému au plus haut point par ses cuisses de nymphe - quand par la fenêtre ouverte je crus entendre l'exclamation enthousiaste d'un voisin, un de ces cris gratifiants qui viennent couronner un bel effort et mettre du baume au coeur: “C'est à vous tout ce merdier sur mon trottoir?”

Dehors les oiseaux bêchaient toujours mais les voisins chantaient moins ou le contraire mais on était bien et sur nos visages comblés suintait ce délicat mouchetis bleu-garçon et rose-fille qui fait toute la différence entre les créateurs et les créatrices.


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