lundi 11 mai 2015

A nous deux, ma belle





J'allais sans dégât notoire terminer le dépucelage de mes deux douzaines d'huîtres quand on a frappé à la porte.
(Je dis dépucelage car l'exercice consiste à brandir vigoureusement l'engin vers une demoiselle à priori consentante alors qu'au final aucun des deux, proie et prédateur n'en sortira indemne).
Germaine préfère parler de boucherie mais quiconque a déjà fréquenté une poissonnerie sait qu'on y trouve tout autant de sang.
Avec son humour à deux balles, Germaine dit aussi que chez nous la criée c'est après les avoir achetées mais - entre parenthèses - deux balles c'est cher payé.
(Je dis entre parenthèses pour caractériser cet espace lumineux qui permet de se justifier, d'expliciter les idées pour ceux qui posséderaient le même QI que l'huître, comme Germaine ou encore ma concierge).
Je ne sais pas ce qu'il en est pour vous mais chaque fois que j'entrebâille des ostréidés, je pense à ma concierge.
Il faut dire qu'aux dernières vacances je lui en avais envoyé trois douzaines, joliment couchées sur un lit d'algues côtières qu'on appelle varech, au fond d'une caissette de bois blanc comme les cercueils de crémation.
(Je dis comme un cercueil de crémation pour la légèreté car si celui-ci ne fait pas long feu, je n'ai jamais réussi à faire brûler le mien dans la cheminée).
Pourquoi faut-il toujours que la caissette soit humide, ruisselante comme si ces demoiselles mouillaient par anticipation à leur inéluctable défloration, sans parler du fumet?
A notre retour de vacances la concierge m'avait à peine remercié et comme je lui demandais si elle avait apprécié, elle m'avait répondu que la salade était bonne bien qu'un peu salée mais qu'elle y avait trouvé au moins une trentaine de cailloux.

La concierge s'appelle Madame Dugenou, du moins je l'appelle ainsi car je ne connais pas son nom et parce que je la vois systématiquement à quatre pattes dans l'escalier quand je pars le matin au travail.
Je pourrais tout aussi bien l'appeler Madame Levrette mais elle ne fait pas envie, et puis je ne suis pas du matin... enfin je ne veux pas me mettre à dos toute sa profession.
Qui pouvait bien sonner à cette heure précise, à part la concierge?
(Je dis cette heure précise car il n'y a pas d'heure plus précise dans l'immeuble que celle des journaux télévisés, quand chaque foyer met en suspens sa moindre occupation pour se pencher à la lucarne des misères du monde).
Je reposai ma dernière proie dans la caissette et mon viril outil par dessus le marché. J'étais vanné.
(Je dis vanné non pas parce qu'on serait passés la veille par Vannes - ce qui aurait rallongé l'itinéraire et le nez de Germaine - mais parce que j'étais vraiment fatigué).
Pourtant on avait eu beau temps.
(Je dis seulement beau temps car si je dis un temps magnifique, j'en connais dans l'immeuble qui vont rigoler et me traiter de menteur malgré un bronzage indiscutable).
Je ne pouvais pas aller ouvrir la porte avec des mains poisseuses d'eau de mer.
(On dit eau de mer pour parler de cette eau particulière, très caractéristique, comme l'eau de Lourdes mais celle-ci passe sous le pont d'une jolie bourgade normande qu'on a pour l'occasion baptisée Pont-Eau-de-mer. Par contre elle ne fait pas de miracles et poisse singulièrement les mains des prédateurs de demoiselles).
Pas de torchon en vue car je travaille toujours sans torchon, sans artifice, un combat loyal à main nue pour mieux sentir vibrer ma proie. Ce sont mes deux facettes, à la fois sauvage et perfectionniste.
Pourtant ce ne sont pas les torchons qui manquent chez nous, ni les serviettes que j'ai bien du mal à distinguer, alors qu'il serait si simple d'y broder un T ou un S selon l'usage.
(Germaine n'a jamais su broder et prend toujours un malin plaisir à me présenter les deux, comme un éternel défi entre nous, mais je sais qu'elle est bien trop maniaque pour me tendre le mauvais, alors j'attends. Je ne suis pas joueur).

Derrière la porte, on doit attendre aussi mais ça n'insiste pas, ça ne frappe plus.
A cet instant on ne sait jamais si le frappeur regrette déjà son geste ou bien s'il se concentre avant de le réitérer... peut-être guette t-il quelque réaction qui l'encouragera, l'oreille collée à l'huis et à lui? le furtif glissement de charentaise, un «Tu crois que c'est qui» murmuré mais amplifié par la caisse de résonance du couloir...
Sur iTélé, Frédéric Mitterrand rend un hommage larmoyant à l'idole des yéyé brusquement disparue alors que sifflait le train. Du coup Gerglotte s'emmène... non, Germaine sanglote et je comprends que je n'aurai ni torchon ni serviette... peut-être un de ces kleenex qu'elle ne quitte jamais et qu'elle tripote fébrilement entre ses mains.
(Je dis kleenex mais j'ignore la marque de ses mouchoirs à jeter. J'ai toujours eu horreur de faire les courses avec Germaine, surtout pour acheter des choses qu'il faudra jeter plus tard).
Ainsi donc le père tranquille du twist est décédé. Tous ceux qui comme nous ont remué du croupion sur «La leçon de twist» dans les années soixante doivent être émus: «De tous côtés on n'entend plus que ça... Twist ans twist, Vous y viendrez tous...».
«Sniff... tu te souviens, sniff... Raymond?».
(Germaine dit toujours «Tu te souviens» - avec ou sans Sniff - alors qu'elle sait parfaitement que je m'en souviens et que si par hasard je ne m'en souvenais pas, je n'irais certainement pas lui dire le contraire).

Mais on frappe à nouveau. On a dû décoller l'oreille de l'huis pour mieux réitérer. Ça doit être important à l'heure précise des journaux télévisés.
D'une main poisseuse d'eau de mer j'ouvre la porte comme on ouvre une écoutille. C'est bien la concierge mais pas à quatre pattes, bien plus grande que chaque matin.
«Vous connaissez la nouvelle?»
Un locataire de sexe féminin aurait donc emménagé de manière impromptue sans qu'on n'ait rien entendu?
«Euh... non... elle s'appelle comment?».
Je ne sais pas chez vous mais chez nous, la concierge a un rire capable d'emplir une cage d'escalier de six étages jusqu'à l'explosion totale de l'immeuble, comme une frappe chirurgicale mal maîtrisée.
«Je veux parler de Richard Anthony!»
Madame Levret... Madame Dugenou me bouscule et rejoint Germaine pour partager son kleenex: » Moi ce que j'aimais de lui c'était son Itsy bitsy petit bikini».
Des images d'apocalypse me viennent en tête, celles d'une concierge échevelée accroupie dans l'escalier et débordant d'un horrible triangle minimaliste emprunté à Richard...
Madame Dugenou est intarissable: »Du sirop typhon, il a fait un tube, M'sieur Raymond!»
(M'sieur Raymond c'est moi, et j'ignorais qu'à l'époque on mettait déjà du sirop en tube).
Elle me prend les mains et un peu la tête: »Ah vous aussi, vous avez les mains moites, M'sieur Raymond».
Il est grand temps d'écourter l'homélie: »C'est à cause de l'eau de mer... j'étais en train de dépuc... d'ouvrir des huîtres».
Enfin la concierge nous quitte à regret c'est à dire à reculons jusqu'au paillasson. Le paillasson c'est comme qui dirait la frontière de notre espace vital, plus tout à fait chez nous et déjà chez elle - professionnellement parlant - comme les vingt huit paillassons dont elle a la responsabilité.
(Je dis aussi paillasson à propos du nôtre pour désigner l'oeuvre artistique en fibre de coco née de l'imagination débordante d'un artisan indonésien des puces de saint-Ouen et qui représente deux orangs-outangs en rut).
Germaine est effondrée et en manque de kleenex. Elle ne dînera pas ce soir.
Je reprends mon outil et ma toute dernière proie qui s'était rendormie au fond de la caissette en bois blanc comme un cercueil de crémation: »A nous deux, ma belle».
(Je dis ma belle mais - entre parenthèses - je ne sais pas pourquoi)

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