lundi 5 octobre 2015

Les derniers jours des sourds

Publié sur les Impromptus Littéraires d'après la jaquette aléatoire générée par le site "untitre" d'Omer Pesquer






Quand il réalisa que ses mots restaient vains, le Créateur se demanda si le monde n'était pas devenu sourd comme un pot; alors - bien que ce fut son jour de repos - il descendit sur la planète bleue pour en faire le constat.

C'était dimanche... il chercha de-ci de-là tout ce qu'il avait fait et vit tout ce qui en avait été fait, et ça n'était pas bon.
Sept milliards d'hommes et de femmes fécondes qui s'étaient frénétiquement multipliés - l'oreille rivée à six milliards d'étranges petites boîtes rétro-éclairées - se croisaient sans se voir dans un brouillard fait d'ondes électromagnétiques et de fines particules et il vit que ça n'était pas bon.
Alors il souffla une onde si puissante que toutes ces machines infernales cessèrent de fonctionner mais les gens déconnectés restaient sourds.
Ainsi, il y eut une sorte de soir, et il y eut une sorte de matin, quelque chose de plus clair ou de moins opaque : il fit jour.

Il vit des oiseaux en cage, des reptiles en sac à main, des animaux exotiques sortis des soutes des avions et qu'on commerçait à prix d'or et aussi des massacres, des éléphants sans défense sur ce sec qu'il avait baptisé terre, des grands poissons dépecés sur cet amas des eaux qu'il avait baptisé mer et aussi des phoques sur la banquise canadienne, tabarnak !
Il vit des gens - au nom de la consommation galopante - pousser des chariots métalliques remplis de victuailles génétiquement modifiées ou dopées aux pesticides et ça ne devait pas être bon.
Il vit la terre éventrée d'où sortaient des flots de pétrole aussitôt brûlé dans des engins trompeusement propres et agglutinés sur de mortels rubans d'asphalte.
Alors il referma vivement les entrailles de sa Terre et bien des bruits cessèrent mais les gens affamés et immobiles restaient sourds.
Ainsi, il y eut un soir calme, et il y eut un matin calme aussi, quelque chose de silencieux ou de moins bruyant : il fit jour.

Il vit au-delà d'une trouée de la couche d'ozone un cimetière de satellites abandonnés et aussi un manège de stations spatiales qui s'affairaient à créer un semblant de vie où il n'y en a pas et ça n'était pas bon.
Alors il vida les nues de ces scaphandriers du ciel et de leurs coûteux cerf-volants, il éteignit une à une les étoiles mais les gens restaient sourds, le regard perdu vers le firmament.
Ainsi, il y eut un soir sans nuages, et il y eut un matin perceptible, quelque chose d'éthéré : il fit jour.

Dans les hémicycles il entendit des rois de la jungle qui rugissaient devant des parterres de chacals assoupis, mais ils beuglaient tous la même chose - chômage, exclusion, attentats, croissance économique, écologie - avec l'air d'y croire vraiment et ça n'était pas bon du tout.
Il vit cette chose aberrante de gens qui dressaient des murs aux frontières quand d'autres en avaient détruit vingt cinq ans auparavant, d'autres gens jetés sur les routes par la misère ou le fanatisme et qui croyaient qu'il fait toujours beau derrière le mur des autres.
Alors il soupira, souffla fort sur ces tristes clôtures mais tous les gens réunis restaient sourds.
Ainsi, il y eut un soir sans obstacles, quelque chose de lisse, de plat, de morne et ça n'était pas bon non plus.

D'une voix qu'il voulait forte le Créateur tenta un dernier plaidoyer, il parla d'Amour - c'est ce qu'il savait faire de mieux - mais ses mots restèrent vains; le monde était sourd comme un pot.

Alors sans attendre un nouveau matin, il vida le pot et débrancha les deux luminaires qui éclairaient le jour et la nuit.
Comme il regagnait son royaume, un immense murmure monta de la planète bleue.
Demain il rebrancherait tout ça, mais autrement... le peuple des sourds allait devoir s'adapter.


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