lundi 30 novembre 2015

Mes coquilles




Comment oublier ces instants bénis quand - ayant rendu nos copies - Elle se penchait sur certains d'entre nous pour commenter notre travail ou corriger nos fautes.
Sans me vanter j'ai toujours été balèze en orthographe et si je n'essuyais pas la moindre critique combien de fois ai-je sciemment semé des coquilles dans ma prose comme autant de petits cailloux de Poucet rien que pour le plaisir de sentir au dessus de moi son incomparable parfum et cette profonde et rassurante respiration qui me plongeait en apnée.
Le coeur au bord des lèvres le mécréant que j'étais tournait alors la tête pour planter son regard dans le ténébreux sillon de cette gorge inconsciemment offerte à mes seuls yeux et qui ne palpitait que pour moi.

Par crainte d'éveiller les soupçons, je me contentais d'un désaccord de participe passé ou d'une ponctuation sauvage qui m'accorderait quelques instants d'apnée supplémentaire.
Je trépassais, asphyxié, l'âme en points de suspension, en proie à cette ivresse des profondeurs que connaissent les plongeurs imprudents et dont parlait l'homme au bonnet rouge dans ce merveilleux film qu'on m'avait emmené voir au cinéma.
Je ne saurais dire ce qui de cet abîme si sombre, si vertigineux ou de ces rondeurs laiteuses, opalines me procurait le plus de plaisir car dans la nature comme dans l'écriture, les pleins et les déliés, l'adret et l'ubac, les vallons et les collines ne sauraient s'apprécier l'un sans l'autre.
J'appris plus tard - c'est à dire à l'âge où les culottes rallongent et où l'acné explose sur les fronts juvéniles - qu'on donne une note aux poitrines des dames.
Résolument fâché avec les mathématiques je fus profondément déçu qu'on attribue un chiffre là où le regard - et parfois les mains pour confirmer - suffisent amplement à l'appréciation de tout mâle normalement constitué.
A celle qui me nota de façon si juste et si charmante je donne à mon tour un quatre vingt dix et je pèse mes mots, sachant bien qu'avec le temps les souvenirs s'érodent quand enflent les proportions.

Je me souviens aussi qu'Elle portait de fines lunettes sans doute par pure coquetterie car de tels yeux ne souffraient aucune correction, du moins le croyais-je à l'âge où les mots myopie et presbytie n'étaient pour moi que prétexte à perfectionner mon i grec.
J'appris dans le même temps quelle réputation on donne aux femmes à lunettes mais ayant déclamé haut et fort cette soi-disant vérité lors d'une réunion de famille, la correction qui s'ensuivit m'ôta pour un temps l'envie d'approfondir la question.
Comme je regrette aujourd'hui de n'avoir gardé aucune de ces copies où Elle posa son regard et où je saurais déceler plus de soixante ans après la trace d'un doigt parfumé sur quelques malicieuses coquilles.


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