dimanche 3 janvier 2016

3 Novembre 1957

Publié sur le site MilEtUne d'après l'illustration




Tous les jours avec mes parents et ma petite sœur on rendait visite à une voisine qui habitait trois étages au dessus de chez nous.
C'était fatiguant pour nos jeunes pattes mais ça valait le coup passequ'elle avait la télé.
Papa disait qu'un jour on en aurait une grosse - pas une voisine, une télé - quand ils augmenteraient sa solde.
Souvent par caprice ma petite soeur s'arrêtait deux étages au dessus soi-disant pour laisser reposer son nounours, alors on la réveillait quand on redescendait chez nous.
Chez la voisine c'était tous les jours pareil: le bébé tétait sa mère et on voyait le général Massu et tout plein de parachutistes, mais en noir et blanc à cause du camouflage.
Qu'est ce que ça peut picoler un bébé! Ça devait être pour ça que la maman pleurait tout le temps.
Ma mère disait tout bas que le papa avait été saigné dans une embuscade et qu'il fallait pas faire trop de conneries ici... pour respecter sa mémoire.
Je comprenais pas grand chose mais je m'assoyais ou je m'asseyais, enfin je posais mon cul sur une chaise pour voir le journal télévisé de la RTF; je regardais Massu, Bigeard, Salan et un petit peu le sein blanc de la maman qui pleurait en silence.
La RTF montrait des endroits bizarres avec des noms pas comme chez nous: Blida, Sidi Bel Abbès et Mostaganem.
A l'école les copains disaient Poste-à-galène et je savais pas pourquoi y rigolaient comme ça.
La maman, elle rigolait jamais à cause du bébé qui mordait son sein blanc et qui lui faisait les yeux tout rouges.

Et pis un jour on n'a pas eu droit à la guerre; pas parce qu'ils avaient arrêté de se saigner mais parce que les russes y z'avaient balancé un clébard dans l'espace avec un Spoutnik.
On disait que la chienne s'appelait Laïka et le chef des russes Croûte Chef.
Dans l'immeuble ça causait de ça à tous les étages, alors on m'a envoyé chercher ma petite soeur et son nounours pour qu'ils voient ça sur l'écran.
J'étais pas obligé de dire que Croûte Chef ça ressemblait à un nom de casse-dalle: ça a fait rire personne. Y en avait que pour les russes.
Pourtant les russes aussi y z'avaient leur guerre mais elle était froide alors que la nôtre - enfin celle avec les arabes de Mostaganem - forcément elle était plus chaude à cause du climat.
Nous, on en avait déjà eu une grosse mais c'était avant que je soye né.
Papa disait qu'un clébard dans l'espace ça pouvait pas faire oublier toutes ces horreurs... il appelait ça noyer le poisson!
C'était poilant comme expression alors je l'avais notée dans mon carnet pour m'en servir aujourd'hui.
Je suis content que ça serve à quelque chose toutes ces conneries que je notais dans mon carnet comme le nombre de marches de l'escalier et de carreaux de marbre du carrelage.

En même temps j'ai appris plein de choses utiles comme par exemple pourquoi que les russes avaient choisi une chienne plutôt qu'un chien (entre parenthèses c'est poilant de dire une chienne plutôt, ça rappelle le chien de Mickey).
Et ben c'est parce que les chiennes lèvent pas la patte pour pisser et que ça prend moins de place dans la cabine d'un Spoutnik. Ça permet d'emporter plus de gélatine pour nourrir le clebs et c'est autant de place en plus pour ses crottes.
J'aurais bien aimé avoir une chienne comme ça pour mon anniversaire et papa disait qu'on en aurait une grosse quand ils augmenteraient sa solde.
Six jours plus tard pour une fois le bébé ne tétait pas mais la maman pleurait toujours, même quand elle m'a dit «Joyeux anniversaire!».
C'était le jour de mes dix ans, et je vivais une sacrée époque.
Dans la cage d'escalier on croisait les mêmes voisins qui parlaient toujours très fort mais c'était pas pour moi, juste pour cette petite chienne qu'avait rien demandé à personne et qui faisait oublier malgré elle les horreurs de la guerre. 
 

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