dimanche 14 février 2016

Galop romain à Saint-Calais

Ecrit à l'occasion du premier concours de nouvelles de la ville de Saint Calais

Connaissez-vous le chausson aux pommes de Saint Calais et sa légende ?





Tout est calme, le robinet goutte comme toujours, on devine à voir la tête de mamie Jeanne que l'instant est crucial, fondamental... celui du “premier tour” où le rabattage de la pâte au tiers de sa longueur amorcera une véritable pâte feuilletée ou bien un grand désastre.
Inconscient de l'enjeu, papy Marcel s'éguerzille :”Dis donc beudot! Tu iras fermer le robinet proprement!”
Le beudot c'est moi, mais ce qualificatif tiré du patois local et dont j'ai hérité depuis mes quatre ans - date à laquelle j'ai scié la canne de papi pour m'en faire une épée médiévale - me va comme un gant.
En traînant la jambe, je vais fermer le robinet “proprement” de toutes mes forces.
“Moins fort, beudot! Tu vas encore bousiller les joints”.
Moins fort... faudrait savoir ce qu'on veut. A l'entendre, dans cette maison la consommation de joints de robinets est proportionnelle à la durée de mes vacances chez eux.
Le joint c'est cette chose caoutchouteuse qui est au robinet ce qu'est la bonde à la baignoire, ce qu'est l'intervalle aux piquets de clôture et ce qu'était l'indicateur Chaix aux trains qui se croisent... c'est à dire une ignoble torture d'arithmétique que je refuse d'évoquer plus longtemps.

Entre le quatrième et le cinquième tour de pâte, mamie Jeanne prend le temps de m'adresser un de ces sourires dont elle a le secret et qui font du beudot le gamin le plus heureux du pays Calaisien.
Il faut dire que Saint-Cal - je dis comme ça parce que ça me plait - est un formidable terrain de jeux pour un parigot même beudot, plus habitué aux quais de Seine bétonnés qu'aux berges bucoliques de l'Anille.
Je sais... bucolique, même en un seul mot ça fait bizarre la première fois, mais on en guérit et je l'aime bien.
Celui qui n'a jamais taquiné la truite ou la perche dans l'Anille ou encore fait une mariennée dans le vieux lavoir les orteils dans l'eau ne peut imaginer à quel point Saint-Cal est bucolique.
C'est aussi le pays des légendes et des histoires “vraies” que papi Marcel a une fâcheuse tendance à déformer.
Il a bien failli me faire croire que la poule du Mans est une bonne grosse noire et qu'elle est élevée exclusivement en batterie dans des camionnettes blanches au bord de la route de Saint-Cal... jusqu'à ce que mamie Jeanne démente en lui faisant les gros yeux :”Je t'en ficherai des poules noires, moi !”

La pâtisserie c'est pas son truc à papi Marcel, lui ça serait plutôt l'Histoire avec une grande hache.
“Papi, raconte-moi encore le château-fort”... et papi raconte le gros donjon carré, les fossés et la double muraille. Je pige pas tout mais c'est les noms qui m'amusent comme celui du comte Eveille-Chien qui parait-il se levait tôt et puis il y a ce Guillaume que j'aime bien parce que c'est mon prénom; c'est fou ce qu'il y avait déjà comme Guillaume à l'époque, conquérants ou soumis.
“Dis papi? Galop romain, c'est parce qu'y montaient à cheval?”
“Hum... ça veut dire gaulois en gros, comme Asterix”

Ça me parle déjà mieux, par contre y s'embêtaient pas à apprendre le maniement du double décimètre, y se servaient des pieds!
Et construire un château sur une motte de trente pieds de haut, c'est pas un fantasme de pâtissière, ça?
L'Histoire c'est marrant, sauf que les questions qu'on se pose finissent par faire mal à la tête.

A chaque tour de pâte, mamie Jeanne y enfonce les doigts - elle dit les dais - pour se rappeler du nombre de tours... c'est à cause des trous dans sa mémoire et quand elle aura marqué six dais ça fera six tours et il sera alors temps de laisser reposer tout ça pour peler les pommes.
Papi Marcel et moi on fait le concours de la peluche et le plus gros tas de pelures c'est toujours le mien. Il dit qu'avec mon beulot de pelures on nourrirait tous les cochons des Biards (pour ceux qui connaissent pas Saint-Cal, les Biards c'est un endroit où tout est bon sauf l'odeur et nous les parigots on s'y connait en odeurs).
Donc papi Marcel s'occupe des granny-smith et moi des golden à cause du chien des voisins que j'aime bien et qui s'appelle pareil. “Deux tiers de golden et un tiers de granny” dit toujours mamie mais je laisse le problème des tiers à papi, j'ai bien assez de soucis avec mes devoirs de vacances.
Epépiner, tailler en morceaux, pourfendre, la bataille fait rage autant que dans les fossés du château où tour à tour - j'aime bien tour à tour, ça fait médiéval - les pillards et les anglais convoitaient la motte.
Les anglais iront même jusqu'à foutre le feu à l'abbaye... papi dit très justement que quand on n'est pas fichu de rouler à droite on fait forcément des conneries.
Ici pour l'heure, pas de carreaux d'arbalète ni de plomb fondu mais une douce odeur de miel en train de mousser dans la cocotte où tomberont bientôt sucre et pommes mélangés.
“Faut qu'ça compote” commente mamie Jeanne en se lavant les mains... je sens que le robinet va encore goutter.
Quinze minutes, c'est plus qu'il n'en faut à papi Marcel pour bouter les anglais hors de Saint-Cal et finir son histoire.
Aussitôt j'enchaîne avec une autre : “Papi, raconte-moi celle du pâté aux pommes” et même si la pâtisserie c'est pas son truc, papi Marcel raconte encore la grande épidémie de peste et les bienfaits de notre bonne châtelaine.

1630 c'est pas d'hier! Sauf erreur ça doit être un siècle après Marignan et si papi hésite une fois sur deux entre la dysenterie et la peste, on peut dire sans se gourer que ce fut une grosse hécatombe qui a dégommé Saint-Cal aux deux tiers... encore ces foutus tiers!
“Dis papi? Pourquoi les notables y s'étaient barrés de la cité en fermant les portes?”
“Hum... en interdisant la sortie aux pauvres bougres qui y étaient restés, on pensait stopper la contagion. On appelle ça une quarantaine”
Comme les chiffres et moi ça fait deux je le laisse continuer tandis que des effluves de cannelle mêlées d'un soupçon de vanille envahissent la cuisine.
Difficile de croire que quelques portes auraient suffi à barrer le passage à cette vermine aussi dans la cité barricadée on organisa des processions et on pria beaucoup... je suppose qu'on priait saint Calais - c'est quand même fait pour ça les saints régionaux - et aussi le pape Urbain Huit qui était un pote à Galilée - celui qui faisait tourner la terre - mais autant pisser dans un luth, les gens mouraient toujours.
Le tiers restant de Saint-Cal a dû se serrer la serrure, du moins ceux qui en portaient.

Insensible à la “petite” histoire, mamie Jeanne s'est lancée dans la découpe des disques de pâte feuilletée, une tâche qu'elle ne confierait à personne.
Ne cherchez pas ici d'emporte-pièce ou de découpoir, un coutiau pointu bien aiguisé et un bol “à la retourne” suffiront.
Quand papi Marcel évoque la châtelaine, il a les yeux humides comme s'il parlait de son arrière-grand-mère : “ la châtelaine de l'époque fit préparer un énorme brouet, une sorte de pâté fait de farine et de pommes pour les habitants en quarantaine et les sauva ainsi d'une mort certaine”.
Et mamie Jeanne - battant un jaune d'oeuf pour la dorure - de conclure l'histoire : “ ainsi est né le pâté aux pommes!”
Je profite de cet instant de ferveur pour chiper un doigt de compote chaude; mamie Jeanne n'a pas perdu la main et surprend mon larcin : “Alors, voleur? C'est comment?”
“C'est trop bon, mamie”
Mamie Jeanne se fiche pas mal des textures, des équilibres et des goûts dont on se gargarise à la télé chez Top Chef. Son alchimie c'est de l'amour dodu et caramélisé, de l'amour fondant comme ses bisous du soir...

Barbouiller les bords de chaque cercle, garnir la moitié du disque avec la compote, rabattre l'autre moitié, souder les bords en appuyant avec les dais pour fermer les chaussons... il faut les voir tels deux cordonniers, courbés sur l'ouvrage comme si le reste de leur vie en dépendait.
Le parigot se fait discret et file à la cave là où les chaussons vont aller fraîchir pendant une heure - mamie préfère dire soixante minutes - avant de remonter cuire au four vingt cinq minutes à deux cent degrés... foi de cuisinière en fonte!
Quiconque n'a pas vécu la préparation des chaussons ne peut imaginer l'itinéraire qu'il leur faut parcourir avant de finir dans nos estomacs, sans compter le nombre de fois où le robinet aura goutté.
C'est la seule fois où je suis autorisé à descendre seul à la cave - le sanctuaire de papi Marcel - pour faire de la place aux chaussons. J'en profite pour faire la revue de détail des blonds Jasnières et des Coteaux du Loir jaune d'or alignés comme des soldats dans leurs grandes casernes de métal tendues de toiles d'araignée.

Demain c'est dimanche, le premier dimanche de septembre et l'incontournable fête médiévale du chausson aux pommes de Saint-Calais.
Demain on s'arrachera les “sourires” feuilletés de Jeanne, papi Marcel aura la larme à l'oeil au passage de la batterie fanfare et moi un regard toujours suspicieux sur ce tertre féodal de Guillaume que des angliches venus du mauvais côté de la route ont tenté d'investir.
Une fois encore j'éviterai cette question qui a le don d'abougrir les gens d'ici : “Pourquoi on dit chausson aux pommes alors que c'est toujours aux pommes?”
Après tout j'ai beau être un petit-fils de calaisien je suis un étranger, un beudot de parisien même si demain la capitale sera sarthoise et même s'il y a un peu de moi dans ce bel étalage doré et croustillant.




Abougrir : énerver
beudot : nigaud
beulot : tas
coutiau : couteau
dais : doigt
éguerziller : hausser le ton
mariennée : sieste

2 commentaires:

  1. Quelle merveille de texte tout parfumé de senteurs pâtissières et d'amour en boule. J'adore vraiment me promener dans ce souvenir d'enfance. Mon papa s'appelait Marcel (et était pâtissier) et ma maman s'appelle Jeanne. C'est savoureux et tendre, drôle et gourmand? Je kiffe.

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  2. Merci pour ton comm, Lyselotte. Je n'ai pas été primé à ce concours mais il m'a permis d'imaginer cette fiction avec mon grand-père Marcel et ma grand-mère Jeanne qui étaient de bons vivants !

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